Chroniques d'Angharad

Cette nuit-là, le peuple de Mournhold, capitale de la planète de cristal et de glace Angharad, s'étaient réunis sur le rivage du lac pour célébrer les régates de printemps. Dès que les chutes de neige et les vents implacables de l'hiver tombaient, les vaisseaux de diverses familles nobles prenaient leur envol afin de s'affronter dans une course amicale, évènement majeur de cette fête maintenant séculaire. La vision de ces vaisseaux aussi variés qu'exotiques ne manquait jamais d'arracher un soupir aux plus blasés des envoûteurs de la Cour, et emplissait de fierté le coeur de la peuplade.

Aucun secret n'était plus jalousement gardé que celui du vaisseau impérial d'Angharad: le Naufrageur. A terre, il ressemblait à un amas de ferraille rougeâtre avec une coque renforcée, et une structure qui ne manquait pas de rappeler la silhouette des dragons qui arpentaient ces terres. De même, à basse altitude, il était lent, pas vraiment maniable, inapte au combat, et ne pouvait pas monter rapidement assez haut dans le ciel pour franchir une montagne par exemple. De plus, il exigeait une maintenance magique constante.

Mais rien de tout cela n'avait d'importance pour le peuple d'Angharad. Critiquer ce vaisseau eût été aussi futile que de mettre en doute les mérites artistiques d'une blason familial. Ce vaisseau était un héritage de leurs ancêtres, les envoûteurs de l'ancien temple de Lyssa, et il le considérait comme un symbole national. Et d'aucun n'ignorait les prouesses et les victoires navales que l'on attribuait désormais au Naufrageur depuis que Lady Grey, leur Impératrice, l'avait adopté en tant que navire officiel à l'occasion de leur rattachement à une alliance de colons étrangers.

Le décollage des vaisseaux de la Constellation avait toujours lieu à la fin du Jour de la Dame, un festival qui honorait la déesse Mystra. A cette occasion, les habitants revêtaient des atours rouges qui donnait à la foule massée au bord du lac l'allure d'un champ de coquelicots. Au coucher du soleil, les instruments des musiciens de rue se turent, et la joyeuse clameur céda la place à un silence attentif, tous les regards se tournant vers le lac étincelant.



Lentement, les immenses vaisseaux s'arrachèrent aux eaux paisibles. La lumière des étoiles qui semblait se refléter sur leurs carlingues gagnait en brillance à mesure que le ciel s'obscurcissait et que les vaisseaux prenaient de l'altitude. Les bâtiments se déplaçaient de conserve, formant une nuée autour du Naufrageur.

Soudain, le vaisseau de Lady Grey parut s'embraser de flammes écarlates. La lumière des étoiles reflétée par les boucliers du navire commença à clignoter, donnant l'impression que le cercle tournoyait et dessinait le symbole de Mystra. Les spectateurs applaudirent, tapèrent des pieds et tendirent les bras vers la lumière. Dans une explosion finale, un nuage de particules scintillantes tomba sur la foule en liesse. Ces minuscules lucioles s'accrocheraient aux vêtements rouges jusqu'au retour du soleil, décrivant des motifs qui, selon la tradition, révélaient les faveurs de Mystra.

Les spectateurs se dispersèrent et s'en furent d'un pas vif pour profiter des festivités nocturnes en attendant la course. Certains gagnèrent les temples pour participer à des rituels en l'honneur de la déesse de la magie, d'autres faisant la queue devant l'échoppe des devins qui leur prédiraient l'avenir. La plupart ressortiraient ravis. Les mauvais augures le Jour de la Dame étaient aussi rares que la neige dans les marais.

Dans le ciel, au-dessus du lac, les vaisseaux aériens se préparèrent à se disputer la victoire de la course annuelle du Jour de la Dame. Lady Grey, Impératrice d'Angharad et capitaine du Naufrageur, fit un léger signe de tête à son timonier. Mais avant que l'homme puisse transmettre son ordre à l'équipage, le globe holographique fixé près du gouvernail commença à scintiller. La jeune femme le caressa du bout des doigts. Un visage fin, calme et malheureusement familier apparut à sa surface. L'Impératrice réprima un soupir en reconnaissant son ami et son cauchemar, Helseth Méthinil.

- Nous avons assuré un sacré spectacle, n'est-ce pas Votre Majesté?

- Joyeux Jour de la Dame à toi aussi, Helseth, dit Lady Grey, ignorant l'insinuation de son collègue.

Helseth Méthinil appartenait à l'ordre chevaleresque impérial, qui n'était autre que la garde rapprochée de l'Impératrice, dont il occupait le poste le plus important et le plus glorieux. Ami d'enfance de la jeune femme, cet elfe ne perdait jamais une occasion pour tancer et rivaliser amicalement avec son ancienne camarade de jeu. Mais leurs disciples n'étaient pas la seule chose qui opposait dorénavant les deux jeunes gens. En effet, l'elfe avait développé une certaine jalousie depuis que l'Impératrice avait elle-même pris le commandement de la flotte militaire d'Angharad.

Sa chevelure, si noire qu'elle luisait de reflets rougeâtres au soleil, était tirée en arrière et retombait en tresses autour de son cou gracieux et de ses épaules: le jais le plus profond contre le pur albâtre de sa peau sans défaut. Elle avait une expression dédaigneuse, les lèvres serrées et le menton projeté en avant, en contemplant Helseth de son regard acéré couleur d'aile de dragon, ou de lave dévalant le flanc d'une montagne au crépuscule. La noble courbe de son haut front et son nez lui conféraient effectivement l'air d'une reine. Ses longs doigts minces étaient refermés sur la hampe d'un long sceptre. Elle portait une dague d'or sur une hanche, une courte épée sur l'autre et une petite besace de cuir était accrochée par un cordon tressé à une de ses épaules délicates. Son manteau de fourrure souple, rouge sombre, était fixé par une énorme broche d'or sur sa poitrine. Encore plus surprenant, elle portait une cotte de mithril, mais les mailles minuscules en étaient faites d'argent. Elles scintillaient à chacun de ses gestes, telles des eaux miroitantes jouant autour de son exquise silhouette.

Helseth quand à lui était un elfe mince et svelte, aux cheveux mi-longs couleur de feu, enduits d'huiles odorantes, noués en minuscules tresses terminées par des perles qui tintaient à chaque fois qu'il éclatait un rire discret -c'est-à-dire, souvent. Quelques mèches rebelles venaient parfois voiler son regard, regard aux iris enflammés qui exprimait bien souvent une incroyable mélancolie, chagrin hérité d'un passé tout aussi tourmenté sinon plus encore que celui de l'Impératrice elle-même. Sa prestance et son charisme étaient renforcés par l'étrange paire d'ailes membraneuses qui se déployait dans son dos, sombre héritage draconique qui lui a bien souvent valu méfiance et respect mêlés de la part de ses pairs. Il était paré d'une lourde armure aux couleurs de l'Empire, un petit bouclier à ombon d'argent était accroché par une lanière de cuir à une de ses épaules tandis qu'à son flanc reposait une rapière finement ciselée. Il aimait prendre grand soin de son apparence; bien que de soie rouge, comme le voulait la tradition, ses vêtements étaient toujours élégants... et à la dernière mode.

Lady Grey ne le jugeait pas d'après sa mise, mais selon son ambition. Le chevalier avait atteint un grand niveau de maîtrise à la fois de la magie et de ces nouvelles technologies enseignées par les colons servant Mystra, et il s'était hissé au rang d'Officier en Chef dans sa cité natale de Mournhold. Mais il ne laissait jamais passer une occasion de paraître à la Cour de Lady Grey. Pour le bien que cela pouvait lui faire... Helseth Méthinil était de plus un ami d'enfance de la jeune femme, comme la plupart des seigneurs régnants en Angharad. Et seul un ami de l'Impératrice pouvait espérer occuper les charges les plus convoitées à la citadelle de givre et de glace.

- Le Jour de la Dame a été un franc succès. Tout s'est bien passé, comme je l'avais prévu, ajouta la jeune femme. Et la nuit est magnifique. Il est presque dommage de nous poser tout de suite...

A la surface du globe holographique, un mince sourire discret éclaira brièvement le visage du demi-dragon.

- Sans compter ces nouveaux réacteurs fraîchement installés sur mon navire, renchérit-il. Il me semble qu'avec un capitaine digne de ce nom, ce vaisseau pourrait bien coiffer le Naufrageur au poteau.

Lady Grey s'autorisa un léger sourire.

- T'en sens-tu seulement capable? Ce ne sera pas la première fois que tu tenteras ta chance, rappelle-toi. Que dirais-tu de parier, disons, un millier d'unités d'Hydrogène?

Une somme considérable, car ce matériau nouveau était presque aussi précieux que les pièces d'or elles-mêmes. Mais l'elfe ne tiqua pas.

- Jusqu'à la rive septentrionale du lac de Mournhold, proposa-t-il. Le premier arrivé en vue de la citadelle l'emporte.

L'Impératrice hocha silencieusement la tête. Les vents nocturnes étaient capricieux, et pour ce duel il était inutile de prendre part à la course officielle. A la source du lac, les eaux gelées rencontraient l'air chaud qui s'échappait des installations minières souterraines, formant des couloirs aériens instables et potentiellement dangereux à basse altitude pour ce type de navires.

- Votre Majesté? demanda le timonier, hésitant.

Lady Grey attendit jusqu'à ce que l'image de l'elfe se soit dissipée, et lui fit un clin d'oeil.

- A mon signal, en arrière toute.

Le timonier donna ses ordres à l'équipage, puis tourna le gouvernail. Le Naufrageur commença à décrire une courbe paresseuse dans le ciel. Sa coque protesta un peu en grinçant tandis que le vent poussait au flanc gauche du navire.

- Avez-vous vu ce qui nous attend, Votre Majesté? demanda le timonier.

- Aurais-je relevé le défi du seigneur Helseth dans le cas contraire? répliqua la jeune femme. Il y aura quelques remous lorsque nous franchirons les brisants. Les apprentis de Sire Helseth vont surtout s'en remettre à leurs nouveaux réacteurs au détriment de la magie. Cela pourrait causer des ennuis à un capitaine dont le vaisseau ou l'équipage seraient mal préparés. Dommage pour les systèmes de propulsion arrières du pauvre Helseth.

Comme en réponse aux paroles de l'Impératrice, le réacteur bâbord de la Terrifiante émis un sifflement plaintif, puis laissa échapper une longue traînée de fumée grisâtre. L'elfe haussa un sourcil et observa les écrans de contrôle de son navire d'un air étonné. Ces nouveaux appareils de propulsion avaient été fabriqués à partir de fer tout récemment extrait des profondeurs d'Angharad, et lui avaient coûté une coquette somme. Des sorts de maintien assuraient son intégrité, et Gwenhwyvar, une des apprenties les plus compétentes de l'elfe ailé, avait été chargée de les réviser avant chaque décollage. Nul doute qu'ils avaient encore des progrès à faire dans ce domaine.

Haussant les épaules, le chevalier se concentra sur le trio d'apprentis qui attendaient ses ordres.

- Prêts à lancer le sort?

Ils hochèrent la tête et incantèrent à l'unisson, leurs mains dessinant dans les airs des arabesques gracieuses. Helseth les laissa faire et reporta son attention sur la myriade d'écrans qui se trouvaient devant lui.

Soudain, une rafale de vent glacé frappa le vaisseau, qui s'inclina dangereusement sur bâbord. Les apprentis titubèrent et s'écrasèrent contre la paroi du poste de navigation. Des grincements inquiétants résonnèrent alors que des pans de la coque se détachaient en virevoltant. L'elfe se campa sur ses deux pieds largement écartés et saisit le gouvernail. Puis il incanta, mobilisant toute sa magie et ses compétences pour redresser la Terrifiante.

Le vaisseau se débattait comme une jument paniquée. Helseth entendit exploser le réacteur arrière défectueux. Résigné, il pressa un bouton afin de désactiver le système de propulsion maintenant en feu. Un nuage de fumée noir s'étirait dans le sillage du navire, et le vaisseau reprit sa position normale. Il était sauvé, mais gravement mutilé.

L'être ailé vit ses apprentis se relever et épousseter leurs vêtements. Leur confusion confirma ses soupçons. Il fit signe à Gwenhwyvar de le rejoindre.

- Montre-moi les composants gestuels du sort de vent, réclama-t-il. Et récite les paroles.

La jeune femme obéit. Arrivée au milieu du sortilège, elle hésita.

- Il semble que j'ai oublié le troisième quatrain, avoua-t-elle. Pourtant, ce matin, je le connaissais à la perfection. Sur ma tête, seigneur Helseth, je vous jure que je ne comprends pas!

- Et les réglages des réacteurs? As-tu renouvelé le sort de maintien avant notre départ, comme je te l'avais demandé?

Gwenhwyvar cligna des yeux.

- Vous m'aviez demandé de...? Seigneur, je n'en ai plus aucun souvenir.

Le chevalier hocha la tête. L'amnésie était un effet secondaire durant les intrusions magiques. A l'évidence, l'Impératrice avait lancé pendant la journée un sort de divination sur la jeune apprentie. Malheureusement pour la Terrifiante, cela avait été décisif pour cette course.

Helseth ravala sa colère afin que la jeune femme ne croie pas qu'elle était dirigée contre elle.

- Ta monture ailée est-elle apprêtée? Parfait. Va demander à l'intendant du bord de préparer un jerrican avec un millier d'unités d'Hydrogène. Puis suis Notre Majesté jusqu'à la citadelle et paye-la.

- Seigneur, selon la loi, vous n'êtes pas tenu d'honorer un pari frauduleux, protesta Ilona, une apprentie envoûteuse très talentueuse qui avait l'habitude de dire ce qu'elle pensait. Je me suis entraînée avec Gwenhwyvar ce matin, et je peux vous assurer qu'elle connaissait le sort de vent.

- Bien entendu, dit l'elfe. Je comprends ce que tu veux dire, mais sais-tu combien il serait difficile de le prouver?

La jeune femme croisa les bras.

- Ce ne serait pas si dur que ça, protesta-t-elle. Quand une oie a été volée, il suffit de chercher l'homme qui mange des oeufs.

- Nous ne pouvons pas accuser notre Impératrice de divination, dit Helseth. Ce serait comme accuser un oiseau de voler. Elle a peut-être contrevenu à la tradition, mais elle n'a pas enfreint de loi. En nous plaignant, nous réussirions surtout à être ridicules. Sans compter le fait que nous ne sommes pas vraiment irréprochables: n'avons-nous pas eu recours à des réactions supérieurs en puissance à ceux du Naufrageur? N'avons-nous pas essayé de gagner en utilisant un sort de vent?

- Donc, nous n'allons rien faire? lança Ilona, incrédule.

Le sourire de la créature ailée resta aussi angélique que celui d'un chérubin, mais son regard se durcit.

- Si c'est tout ce que tu vois, tu ferais mieux de passer moins de temps à épauler Gwenhwyvar et un peu plus à observer tes autres collègues envoûteurs. Angharad ne se réduit pas à des sorts et à des vaisseaux aériens. Crois-tu que je t'ai acceptée comme apprentie uniquement pour t'enseigner la magie? Reste vigilante, ma fille. Les ambitions de notre noble et sage Impératrice vont largement au-delà d'une victoire dans une course aérienne. Et si elle arrive à les réaliser, nous aurons sans doute bien plus à perdre qu'un simple réacteur.